Les batailles de l’impôt, consentement et résistances de 1789 à nos jours

17 | 07 | 2012

Publié par CFDT Finances | Classé dans : Divers

La CFDT Finances a interviewé l’historien Nicolas Delalande sur son dernier ouvrage consacré à deux siècles d’histoire mouvementée de l’impôt.

En parcourant ce livre, on apprend que l’impôt a fait débat durant tout cette période car, comme le précise l’auteur, dans son introduction : « la capacité de l'Etat à prélever des impôts ne s'apparente en rien à une donnée naturelle ».

Les agents des Finances suivront avec intérêt la lente construction d’une administration « neutre et impartiale » qui a, de manière cyclique, fait l’objet d’attaques parfois violentes. On y découvre que l’impôt progressif, celui qu’on estime juste aujourd’hui, n’est pas né avec la Révolution française, mais un siècle plus tard, après de nombreux débats en France, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis.

On y découvre aussi que la réforme de l’Etat ne date pas de la RGPP. Par exemple, après la défaite de 1870, les parlementaires créent une « commission de révision des services administratifs » pour réduire les coûts de l’Etat proposant, entre autres, une fusion des administrations fiscales et de la Comptabilité publique.

Un livre passionnant et particulièrement bien documenté.

Nicolas Delalande a bien voulu répondre aux questions d’Action Finances, le magazine de la CFDT Finances.

Action Finances : Vous retracez l’histoire de l’impôt depuis la Révolution française. Quelles en sont les grandes évolutions ?

Nicolas Delalande : Ce qu’on peut dégager depuis la Révolution française, c’est la succession de trois grands moments de transformation de la fonction, des missions et de l’organisation de l’impôt. Un premier moment va de la Révolution française jusqu’à la fin du 19ème siècle, un second commence au tournant du 20ème siècle et se prolonge jusque dans les années 70, enfin un troisième s’étend des années 70 à nos jours. C’est une chronologie qui s’applique à la France, mais plus largement à un très grand nombre de pays, notamment européens.

La fin du 18ème siècle consacre le principe du consentement à l’impôt. Pour être légitime, celui-ci doit être consenti par les représentants du peuple. C’est une première transformation politique qui a été acté avec la Révolution française, même si l’on peut en trouver les traces plus tôt. Les réflexions menées en Angleterre depuis la fin du 17ème siècle, puis la Révolution américaine, ont en effet ouvert la voie à la critique de l’absolutisme et la volonté de transformer l’impôt, d’en changer sa nature arbitraire et coercitive pour en faire quelque chose de consenti au service de l’intérêt général. C’est une des grandes ruptures du point de vue politique à la fin du 18ème siècle. Mais surtout, il y a à cette époque une remise en cause de la fiscalité telle qu’elle était organisée sous l’Ancien Régime (fermiers généraux, etc.).

Les révolutionnaires défendent un premier principe, celui de la « réalité de l’impôt ». Pour eux, l’impôt doit peser sur les choses et non sur les personnes. Ils vont donc essayer de supprimer, selon les termes de l’époque, les formes de fiscalité «vexatoires », dont le symbole était la « taille » . Il ne faut plus taxer le revenu des personnes ni leur demander de le déclarer, mais recourir aux signes extérieurs de richesse. D’où la création des quatre vieilles et de la contribution des « portes et fenêtres ». Cette dernière illustre bien le nouveau système où l’agent des impôts n’a pas à pénétrer chez le redevable puisque l’assiette était visible de l’extérieur.

L’autre principe qui était accolé à celui de la réalité, c’était celui de la proportionnalité de l’impôt, l’application d’un taux unique quel que soit le niveau des revenus. La justice de l’impôt s’appréciait à l’époque en fonction de sa capacité à être proportionné aux capacités contributives des contribuables. Et la proportionnalité était vécue comme une avancée dans la mesure où elle s’opposait à ce qui existait avant 1789, le fait que les nobles et une partie de la bourgeoisie étaient exemptés de l’impôt. Parvenir à la proportionnalité pour tous, c’était parvenir à une forme d’équité.

Il y a eu aussi une critique très forte des taxes indirectes, mais elles ont été rétablies assez vite pour des besoins financiers.

La deuxième phase commence à la fin du 19ème siècle, lorsque s’engage une réflexion sur l’élargissement des fonctions de l’impôt et la redéfinition de ses principes d’organisation, qui doit s’ajuster à une nouvelle conception de la justice sociale. La démocratisation des sociétés fait apparaître de nouveaux besoins (éducation, dépenses sociales) et invite à faire de l’impôt un outil de redistribution. Et c’est une époque de forte tension internationale qui nécessite un effort d’augmentation des dépenses militaires. Se fait jour une critique du système existant, qui a été bien reçu tout au long du 19ème siècle comme une avancée de la Révolution française, mais qui commence à être remis en cause parce qu’on se rend compte que les impôts sont relativement injustes car ils ne tiennent pas suffisamment compte de l’évolution des revenus de chacun.

En France, comme dans de très nombreux pays, l’idée d’un impôt sur le revenu déclaratif et progressif s’installe. Deux nouveautés caractérisent l’impôt sur le revenu : le mécanisme de la déclaration par lequel l’État cherche à connaître l’évolution des revenus et des patrimoines, et le principe de la progressivité, selon lequel les taux doivent augmenter en fonction du revenu ou du patrimoine.

Ainsi, en France, les droits de succession progressifs sont mis en place en 1901, l’impôt sur le revenu des personnes physiques en 1914. La progressivité, le système déclaratif, la montée en puissance des prélèvements à finalité redistributive caractérisent une large partie du 20ème siècle avec un pic autour de la seconde guerre mondiale.

La troisième phase qui commence dans les années 1970 avec la crise économique voit une critique contre le poids de l’impôt, et plus généralement des prélèvements obligatoires. Une réduction de la progressivité s’amorce dans les années 80-90 dans les pays anglo-saxons, un peu plus tard en France, dans les années 90-2000. La progressivité, qui s’est développée puis maintenue à des taux élevés entre 1914 et les années 70-80, était l’un des critères de justice de l’impôt. Depuis vingt ans, elle a tendance à être diminuée. On en est arrivé au stade où, finalement, en France, l’impôt sur le revenu notamment joue un rôle assez limité en termes de redistribution.

AF : L’évolution des systèmes fiscaux est donc un phénomène quasi mondial ?

ND : Oui. La plupart des pays partage des évolutions communes parce qu’il y a des grands facteurs qui opèrent à une échelle internationale. Il y a d’abord la question de la démocratisation des sociétés avec l’élargissement du suffrage universel. Cela conduit à des demandes en faveur de la redistribution. Le mouvement ouvrier joue un rôle important en la matière, même si les positions sur l’impôt sont plus nuancées ou plus compliquées selon les acteurs. Et puis le deuxième élément, c’est la guerre. La guerre est devenue un facteur mondial, surtout avec la première guerre mondiale.

AF : La guerre plus que la démocratisation ?

ND : Il y a un débat en sciences politiques sur le fait de savoir quel est le facteur qui joue le plus. Est-ce le facteur de démocratisation ou est-ce le facteur militaire ? Si on regarde les pays qui ont participé à la guerre et ceux qui n’y ont pas participé, on s’aperçoit que c’est dans les premiers que les taux d’imposition ont le plus augmenté. Cela étant, les deux facteurs sont imbriqués, la guerre nourrissant aussi des demandes sociales.

Mais il y a un troisième facteur, dans le registre des idées. Tous ces projets de réforme fiscale ont été soutenus par des réflexions d’économistes et de philosophes sur la finalité et le sens de l’impôt. A la fin du 19ème siècle, on trouve dans les courants de pensée en France, aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, les mêmes interrogations sur l’évaluation de la justice de l’impôt. La justice ne consiste plus seulement dans la proportionnalité (le même taux pour tout le monde), mais implique de faire varier le taux en en fonction des revenus. Ces réflexions ne se sont pas menées dans un cadre national, elles circulent dans les débats d’idées au niveau international.

AF : Presqu’un siècle de débat ?

ND : Oui tout à fait ! En 1860 a eu lieu un premier congrès international sur l’impôt. Le sujet était au cœur des débats d’économie politique et de la réflexion sur les régimes politiques. Il n’était pas réduit au niveau technique, mais considéré comme essentiel pour penser la relation des citoyens avec l’État. Les administrateurs eux-mêmes étaient intéressés, parce que c’était la puissance et la légitimité de l’État qui étaient en jeu.

AF : Quels rôles ont joué les agents des Finances ?

ND : Les principales évolutions ont eu lieu au cours du 19ème siècle. La manière dont l’impôt a été légitimé et accepté par la population est liée à la réflexion menée par l’administration sur la sélection et la professionnalisation de ses agents, avec notamment l’introduction d’un recrutement par examen puis par concours et l’organisation des carrières. Au début du 20ème siècle, les ministres sont très soucieux de l’organisation des services et mettent en place des consignes de bonnes pratiques dans les relations avec le public.

La première guerre mondiale, cependant, est un bouleversement. Beaucoup d’agents sont mobilisés et le manque de personnel se fait sentir pendant et après la guerre. On recrute de nouveaux agents, dont d’anciens mutilés de guerre, qui n’ont pas forcément suivi le même processus de formation. Cela crée un moment de perturbation qu’on perçoit bien à la lecture des rapports de l’Inspection des Finances qui constate un retour à des formes d’irrégularités qui avaient été progressivement éliminées. Et c’est pourtant dans ces conditions difficiles que se met en place l’impôt sur le revenu (à partir de 1916), qui modifie en profondeur le travail des agents. Tout l’entre-deux-guerres est une phase d’adaptation à ce nouveau système.

AF : Tout ne se fait pas en un jour ?

ND : Bien sûr. C’est un processus long que de construire une administration neutre et impartiale, dans laquelle les agents font la part entre leurs intérêts privés et l’intérêt général. Ce processus s’est joué au 19ème siècle, comme dans beaucoup de pays, grâce à la bureaucratisation des administrations dont l’un des objectifs est de préserver les intérêts du public en passant par une sélection des agents et par la sanction de ceux qui auraient tendance à nuire à la réputation de l’institution.

AF : A de nombreuses reprises vous évoquez dans votre livre des relations tendues, voire violentes entre l’administration et les contribuables. Les temps semblent avoir changé ?

ND : Oui, les derniers moments de grandes violences ont été des mouvements collectifs qui visaient directement l’État pour des raisons différentes et parfois le motif n’était pas uniquement fiscal.

Au 19ème siècle, on s’en prenait directement aux agents des Finances. L’État était encore perçu comme une force assez lointaine. Dans beaucoup de villages le représentant de l’État, localement, c’était souvent le Percepteur. Ce n’était pas le seul, évidemment, mais il n’était pas le plus apprécié, loin de là, puisqu’il venait périodiquement réclamer de l’argent. Et quand il y avait des motifs de mécontentements locaux, il pouvait y avoir des mouvements de violences, des insultes plus que des agressions, qui se tournaient contre les agents de l’État.

En 1848, il y a encore des révoltes assez violentes dans le midi de la France. Et puis réapparaissent cycliquement des phases de critiques et de contestations notamment dans l’entre-deux guerres, et dans les années 30 surtout. On renoue avec cette tradition de contestation de l’État en s’en prenant aux Percepteurs et aux Huissiers. Henri Dorgères convoquait ses militants à l’avance lorsqu’il savait que tel ou tel contribuable allait être saisi. C’était un prétexte pour faire un meeting contre l’État. Dans les années 50, apparaît le poujadisme, puis dans les années 70 le mouvement de Gérard Nicoud. Cela a posé de vrais problèmes au Pouvoirs publics qui ne savaient pas forcément toujours très bien comment lutter contre ces mouvements, la répression n’étant pas forcément la meilleure arme. Mais depuis les années 70, il n’y a plus réellement de mouvements collectifs qui ont été ceux qui ont marqué le monde paysan, le monde des commerçants et le monde des indépendants au cours du 20ème siècle. Les formes de contestation de l’impôt sont un peu plus discrètes, plus individualisées comme la fraude ou l’évasion fiscale.

AF : Il y a quand même eu la Poll tax en Angleterre ?

ND : Oui en 1989. On la décrit comme un grand mouvement de rejet d’une mesure fiscale proposée par Margaret Thatcher, mais c’est avant tout un mouvement d’opposition politique.

Et aux Etats-Unis, en Californie, dans les années 70, il y a eu la « révolte fiscale » qui débouche sur le vote de la « proposition 13 » tendant à plafonner l’impôt foncier. C’est un grand moment d’opposition à l’impôt et à la redistribution, qui s’organise par des mobilisations sociales et politiques et qui débouche sur le vote d’une proposition par référendum tel que le prévoyait la constitution californienne. On ne s’en prend pas directement aux services fiscaux, mais on s’organise collectivement pour exiger et obtenir une limitation des prétentions fiscales de l’Etat.

AF : Pour terminer sur un sujet qui concerne un certain nombre de lecteur, la question de la fusion Impôts et Trésor s’est-elle posée ?

ND : Juste après la défaite de 1870-1871 contre la Prusse, les réformes administratives sont déjà mises en débat. L’Assemblée nationale crée une commission pour la révision des services administratifs.

Les républicains sont plutôt partisans d’un Etat à bon marché qui serait bien organisé et peu coûteux. On trouve intéressant, dès cette époque, de s’inspirer de la bonne organisation du privé pour essayer de supprimer un certain nombre de coûts dans le public. Sont alors proposées tout un ensemble de réformes, dont la réforme des modes de rémunération. C’est très important, car une des critiques porte sur les rémunérations très élevées, notamment des TPG, et du système des remises proportionnelles, les Percepteurs étant intéressés à la rentrée des impôts. Les réformes n’aboutissent pas vraiment, si ce n’est pour les TPG, dont les rémunérations sont encadrées. Un certain nombre de parlementaires se spécialisent dans ces réflexions, et une des grandes sources d’économie, selon certains, résiderait dans la fusion des administrations des impôts et de la Comptabilité publique. On retrouve tout un ensemble de propositions de loi déposées un peu toujours par les mêmes députés, mais sans suite.

A la fin des années 20, on réfléchit encore beaucoup à la réforme administrative. A l’initiative de syndicalistes du ministère des Finances, une revue se créée en 1928, « l’Etat moderne ». C’est une publication mensuelle de réflexions sur les enjeux de la réforme de l’Etat et notamment de l’administration des Finances. Un certain nombre de propositions seront reprises par la suite. Il y a une continuité des questionnements, des propositions face à la spécificité du système français tel qu’il a été construit au 19ème siècle.

« Les batailles de l'impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours » par Nicolas Delalande, Le Seuil, 2011, 446 p., 22 euros

Agrégé et docteur en histoire contemporaine, Nicolas Delalande est chargé de recherche au Centre d’histoire de Sciences Po. Il est l’auteur de La Seconde Guerre mondiale (Larousse, 2005) et de l’Histoire sociale de l’impôt (avec Antoine Spire, La Découverte, 2010).


Diffuser l'info sur votre mur Facebook